Le vent souffla doucement en ce début d'après-midi ensoleillé. L'hybride leva les yeux vers le ciel en les plissant légèrement à cause de la lumière du soleil. La brume ne lui cachait à présent plus suffisamment la vue pour que le soleil ne l'éclaire pas. Il poussa un soupir de soulagement, il avait cru être pris par une sorte de magie qui le faisait tourner en rond lorsqu'il s'était mis en tête de traverser le Lac Brumeux. Il était enfin arrivé de l'autre côté, à présent, sur le petit îlot où se dressait l'élégant Manoir du Démon Écarlate.

Il se posa, ayant dû voler pour pouvoir traverser l'étendue d'eau. Il leva de nouveau la tête, posant cette fois les yeux sur le cadran de l'immense horloge qui dominait le manoir. D'ici il ne pouvait voir l'heure mais elle lui importait peu, de toute façon. Il admirait simplement l'architecture du manoir. Il avait appris pendant son isolement long de deux siècles, par des messagers sûrs et bien informés, qu'il venait du monde extérieur, tout comme ses occupantes. Il était ainsi construit dans le style d'un certain endroit de ce monde extérieur, qu'on appelait Europe si il s'en rappelait bien. Encore un autre nom difficile à prononcer et pour sûr, Tanoshii en avait entendu beaucoup ces derniers temps.

Il s'approcha de l'imposante clôture qui entourait l'endroit, et constata...que le grand portail était ouvert. Il haussa un sourcil, surpris. On lui avait dit qu'une redoutable gardienne (également la jardinière de cette demeure) était toujours postée là, prête à repousser les intrus. Personne n'était là pourtant. S'était-elle absentée? C'était peu probable...mais il n'allait pas se plaindre de la chance qu'il avait d'aller plus loin dans son exploration. Après tout, depuis quelques semaines à présent, l'exploration était bien tout ce qu'il faisait de ses journées...et ce Manoir était incontournable. Peut être y trouverait-il ce qu'il cherchait -mais c'était peu probable, puisqu'il ne savait pas lui même ce qu'il cherchait.

Il passa le portail et entra dans le somptueux jardin du manoir. Regardant autour de lui, il pouvait dire que, même si le travail de cette fille en tant que gardienne était discutable, il était loin de l'être en tant que jardinière. Fleurissant partout, des plantes diverses mêlaient leurs couleurs et odeurs, leurs feuilles et leurs branches parfaitement taillées. Des petits sentiers parcouraient cet endroit, permettant aux habitantes de se promener à l'intérieur. N'importe qui aurait apprécié ce jardin, mais l'hybride ne fit que sourire en constatant l'effort fourni par cette remarquable jardinière.

Il ne dévia cependant pas du chemin principal, et bientôt se dressèrent devant lui les portes de la demeure de celle qu'on surnommait le Démon Écarlate. Impressionnantes comme le reste, leur poignées étaient cependant situées assez bas pour qu'il les atteigne sans avoir à voler à leur niveau. Il les prit et essaya de tirer, sans succès. Il laissa alors les poignées et poussa. Les portes bougèrent, puis commencèrent à s'ouvrir. Finalement elles furent ouvertes et il put entrer. Il sourit et referma derrière lui.

Une ambiance toute autre régnait dans le manoir lui-même. Les couloirs étaient sombres, sans fenêtre, et il y avait à peine assez de lumière pour voir à dix mètres. Après tout, la propriétaire était une vampire, c'était donc logique. Tapissés de rouge sombre -c'était ce qu'il semblait mais avec cet éclairage, difficile de vérifier- les murs et le sol accentuaient l'atmosphère étrange de l'endroit. Tanoshii commença ainsi à arpenter les couloirs de la demeure.

Comment aurait-il pu savoir ce qui l'attendait?

Flandre tournait en rond. Elle n'aimait pas être enfermée dans sa chambre. C'était pourtant le cas à chaque fois que sa grande sœur, Rémilia, quittait le manoir pour des durées allant d'une dizaine de minutes à plusieurs heures. Sa chambre était petite, circulaire et très sombre. Tous les tons se rejoignaient en une symphonie écarlate. Les rideaux de son lit à baldaquin étaient pourpres et contrastaient avec le jaune des flammes vacillantes du candélabre posé sur sa commode. Elle descendit de son lit, s'assit sur un tabouret, en face des flammèches, et se regarda dans un petit miroir. Elle se brossa les cheveux un court instant puis continua à tourner en rond.

L'attente lui était insupportable. Elle se sentait comme une souris, endurant la torture de la roue. Elle attrapa son ours en peluche, le serra contre elle avant de le déchiqueter en milles morceaux. Tandis qu'elle défoulait toute son impatience sur ce pauvre jouet, de grosses larmes lui montaient aux yeux.

« Pourquoi me fais-tu ça Rémilia ?! Pourquoi à moi ? Ta petite sœur, ta protégée ! Je ne supporte plus de vivre ainsi ! Tu ne me dis jamais rien... Pourquoi ne dis-tu jamais rien. »

Ces derniers mots furent prononcés presque dans un murmure. En effet, en déclarant ces dernières paroles, la jeune vampire s'était agenouillée sur le sol froid de sa chambre. Elle serrait entre ses doigts des morceaux de cotons provenant des entrailles de son ancien ami. Une deuxième peine recouvrit et accentua la première.

« Je casse tous mes jouets... Grande sœur va être furieuse contre moi... »

Le silence s'installa. On n'entendait alors que le tic-tac mécanique et répétitif de la pendule isolée dans un coin de la chambre. Le calme était tel qu'on aurait cru entendre les flammes danser, léchant le support de leurs voisines. Flandre était immobile, la tête vers le sol, au centre de la pièce.

Les ombres dansaient autour de la jeune fille et grâce à sa puissante aura, elles se détachèrent de leur support matériel et prirent du volume. Il y avait à présent quatre images de la vampire dans la pièce : l'originelle, celle donnée par le candélabre, celle du chandelier posé sur la table de chevet et celle crée grâce à l'imposante torche accrochée au dessus de la porte qui la séparait de ce qu'elle voulait tant. La seconde s'approcha de la première et lui susurra à l'oreille :

« Si tu veux sortir, tu sais ce qu'il te reste à faire. Rémilia ne se rendra même pas compte que tu as quitté ta chambre. Allez, pense à toi pour une fois.
- Si grande sœur te l'interdit, répondit aussitôt la troisième, c'est qu'il y a une raison !
- Vous avez tout faux ! S'exclama la dernière. Cette porte est un symbole, c'est à elle de décider si elle la franchit ou non, en pleine connaissance de ces actes !
- Arrêtez vous deux ! Vous savez bien qu'elle rêve de prendre l'air, soyez un peu plus souple avec elle enfin, ce n'est qu'une enfant.
- Je refuse de me plier aux dires d'une personne aussi irresponsable ! Lança la troisième à la deuxième.
- Vous savez ce que j'en pense...
- CA SUFFIT !!! Hurla Flandre, les mains sur la tête et les ongles enfoncés dans le crâne. Sortez immédiatement de ma chambre, sortez immédiatement de ma tête, je ne veux plus vous voir. »

Les ombres se turent, s’aplatirent et rejoignirent leurs supports respectifs. Flandre se leva, étonnamment déterminée, leva son bras, la paume de sa main ouverte vers la porte et inspira un grand coup. Elle expira, referma ses doigts dans le creux de sa paume avec une extrême violence et la porte en if massif parti en miettes. Elle s'avança dans le couloir sombre, d'un pas lent, bien décidée à rejoindre le rez-de-chaussé. Il ne lui fallu pas longtemps avant de détecter une présence étrangère. Cette présence n'était pas humaine, mais son sang commençait déjà à exciter les papilles de la mignonne chasseresse.

Un pas. Un autre pas. Ces couloirs sombres et aux teintes rouge sombre semblaient n'avoir aucune fin. N'avoir aucun début. Ne pas réellement exister. Tanoshii était comme perdu dans le néant le plus total. Comment des êtres pouvaient-ils vivre, pire, aimer vivre ici? Surtout une humaine, puisque d'après ce qu'il savait, une humaine vivait ici, une domestique nommée Sakuya. L'hybride n'arrivait pas à comprendre comment elle pouvait tenir.

L'obscurité de cet endroit l'oppressait d'autant plus qu'elle lui rappelait un passé trop récent, de deux siècles sans lumière, où ses yeux s'étaient d'abord plaints, puis s'étaient accoutumés. Au final, il avait réussi à voir dans le noir. Mais du moment où la lumière avait de nouveau éclairé son esprit et sa mémoire, lui rappelant ses origines, il avait quitté les ténèbres. Les retrouver ici était ainsi vraiment la dernière chose qu'il aurait souhaité.

Il sentait comme une force magique. Oui. Une force magique croissante. Par un vieux réflexe, il s'immobilisa et ferma les yeux, tentant de trouver un esprit pour partager les siens. Puis il se rappela qu'il n'y avait plus d'esprits pour l'entourer et le rendre omniscient dans la nuit permanente. Il rouvrit ainsi les yeux et reprit sa marche.
La force continuait de grandir. Il savait, au fond de lui, ce que cette force était. Ou plutôt qui elle était. Au fond de lui. Consciemment, il cherchait dans sa mémoire, dans le tas de rumeurs rapportées par les fantômes, l'identité de cette aura qui approchait toujours.

Mais il n'y arriva pas à temps.

Avant que son esprit conscient ait finalement trouvé, elle apparut en face de lui. Ses cheveux blonds étaient comme une auréole d'innocence, son visage enfantin, éclairé par les blafardes lueurs perçant l'obscurité, évoquait la tendresse. Ses yeux rouges et ses canines saillantes n'y enlevaient rien. Elle était comme l'incarnation même du mot "enfant".
Ou du moins, elle aurait pu l'être.
Tout ce qu'il savait d'elle, c'était son nom, et qu'elle ne quittait jamais le manoir. Il avança.

_Flandre.